Michelle PERROT, Mélancolie ouvrière, Grasset (188 p), 2012
(Réédité chez Points, Histoire, 192 p, 2014)
« Je suis entrée comme apprentie,
J’avais alors douze ans… »
Lucie Baud, juin 1908.
On connaît bien l’historienne Michelle Perrot pour ses travaux sur les grèves, le monde du travail et les femmes, voici un ouvrage qui croise tous ces centres d’intérêt.
Le livre se décompose en trois parties : 40 pages pour retracer la méthodologie de la recherche autour de cette « oubliée de l’histoire » que fut l’ouvrière en soie Lucie Baud (1870-1913), l30 pages pour suivre ou reconstituer l’éphémère mais intense destin de cette « héroïne », et le texte de son article-témoignage paru dans Le Mouvement socialiste en 1908 sur « Les tisseuses de soie dans la région de Vizille ».
Lucie est née en 1870 dans l’Isère, au village de Saint-Pierre-de-Vizille, d’un père cultivateur et d’une mère ouvrière en soie. Destin tout tracé donc pour cette petite fille sortie de l’école des sœurs : devenir apprentie dans l’usine où travaille sa mère. Elle passe 8 ans dans l’internat de ce « couvent soyeux », avant de devenir ouvrière à Vizille. Mariée en 1891 à un garde-champêtre, le couple aura trois enfants dont, fragilité de l’époque, un fils qui meurt avant l’âge d’un an.
C’est autour des années mouvementées de sa vie, entre 1902 et 1906, que Michelle Perrot trace les combats de Lucie Baud « révoltée de la soie », autour de la question : « Sait-on pourquoi les gens s’engagent ? ».
Veuve, Lucie organise le syndicat des ouvriers et ouvrières de la soie pour lutter, à Vizille, puis à Voiron, contre les baisses de salaire, les cadences imposées comme la conduite de deux voire trois métiers pour le tissage, les licenciements. « Une première ! ». En août 1904, elle est la seule femme déléguée (sur 54 délégués représentant 70 syndicats) au 6ème congrès national ouvrier de l’industrie textile à Reims. Certes, elle ne s’y exprime pas, mais c’est une éducation militante, même s’il n’y a aucune question à l’ordre du jour sur le travail des femmes. Elle y côtoie Victor Renard qui dirige le syndicat, un guesdiste qui subordonne le syndicat au parti, dans les grandes discussions qui animent alors le mouvement ouvrier.
En liaison avec la Bourse du Travail de Grenoble et d’autres militants, dont Charles Auda, ouvrier tisseur et responsable de la Fédération lyonnaise du textile, Lucie Baud mène deux grèves longues et dures, en 1905 à Vizille puis en 1906 à Voiron, qui fourniront l’essentiel de la matière de son témoignage écrit paru en 1908. Elle y décrira le monde du travail de « l’ouvrière soyeuse et la militante syndicaliste ». De mars à juillet 1905, à Vizille, secrétaire du comité de grève en lutte contre la rationalisation du travail imposée, elle organise meetings, manifestations, entrevue avec les autorités (le maire), négociations-houleuses- avec le patron et « soupes communistes ». Chassée de l’usine, à Voiron, en 1906, de février à mai, elle se bat pour la journée de huit heures et contre le tarif. Le 1er mai est l’apogée de ces luttes. Lucie, toujours à l’œuvre dans l’organisation des cantines et la défense des ouvrières italiennes, des Piémontaises que l’on brime, est, là encore mise à la porte. La masse de licenciements qui solde l’échec de la grève amène cette « mélancolie ouvrière des lendemains de grève » qui sert de titre à la réflexion de Michelle Perrot.
Lucie Baud a 36 ans. Elle se tire trois coups de revolver dans la bouche, mais survivra quelques années, la mâchoire fracassée. Il faut lire son témoignage, fort bien écrit, et paru en 1908. Les écrits d’ouvrières sont si rares ! On perd sa trace jusqu’à son décès, en 1913, à Tullins. « La rebelle » n’avait que 43 ans.
Un film éponyme, réalisé par Gérard Mordillat, vient d’être réalisé en 2018, avec une belle pléiade d’acteurs, de Virginie Ledoyen à Philippe Torreton, que le CDHMOT espère faire venir à La Roche-sur-Yon.
Florence Regourd